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L'engrenage


écrit par TempusFugit, 10 mai 2001

Avertissement au lecteur : Onésime est un vieux prénom français guère plus usité de nos jours et dont le saint a même été retiré du calendrier. Toutefois, toute ressemblance avec des personnages existant ou ayant existé n’est que pure intention clairement délibérée.

Ce matin là, Onésime se leva tôt. Un sentiment désagréable s’était emparé de son esprit dès le saut du lit, comme une impression de manque et d’insatisfaction. La nuit avait été agitée et son sommeil perturbé par des cauchemars plus terrifiant les uns que les autres.

Il regardait d’un œil vide, indifférent, le superbe chronomètre posé sur la table de chevet. La veille encore, le simple fait de contempler cette merveille mécanique de précision dont il avait fait l’achat il y a quelques mois le comblait de béatitude.
Onésime aimait les belles montres et, assidu d’un site internet spécialisé, pouvait y épancher sa passion avec d’autres amateurs éclairés.

Ce matin là, rien n’y faisait, ni ce beau chronomètre, ni la collection des montres qu’il préservait jalousement et qu’il était allé chercher dans la vitrine, espérant y trouver un soulagement. L’angoisse résistait, augmentait même.
Il faut dire qu’il avait passé les derniers jours, avec ses amis d’internet, à échanger photos et points de vue de la Foire de Bàle qui venait de se terminer, les laissant tous dans un état de stupeur et d’émerveillement propre à susciter les pires folies.

Toutes les montres étaient maintenant offertes devant lui, sur le bureau, mais aucune ne réussissait à le calmer ou apaiser son tourment, aucune ne trouvait gràce à ses yeux pour orner son poignet nu.
Après une douche reconstituante et un petit-déjeuner roboratif, la situation ne s’était pas améliorée et, au moment où il enfilait sa chemise, Onésime eu un éblouissement, une révélation : il rechutait !
Les symptômes de la maladie étaient concordants. Une nouvelle crise d’AOC venait de commencer.
De cette maladie gravissime que l’on savait chronique et qu’aucun des grands noms de la science médicale n’avait osé aborder, l’AOC (non pas Appellation d’Origine Contrôlée, mais bien Achat Obsessionnel Compulsif) ne connaissait à l’époque d’autre traitement (d’ailleurs très provisoire) que le passage à l’acte.

Pour en être atteint depuis plusieurs années, Onésime savait dès lors les chemins de l’enfer qu’il allait devoir emprunter jusqu’à la rémission.

La crise évoluait immuablement en trois temps au rythme de l’élévation de la fréquence cardiaque et de la pression artérielle.


Il fallait d’abord faire le choix difficile du substrat thérapeutique ; c’était là l’étape la plus simple et Onésime eut tôt fait de repérer ce somptueux garde-temps d’un classicisme absolu fabriqué par une des meilleures maisons d’Helvétie. Il savait de plus où le trouver facilement.
Le plus dur restait à faire. Onésime devait, pour un passage à l’acte réussi, trouver au moins une justification valable. La recherche fut difficile car il avait depuis longtemps épuisé les “bonnes raisons” et un fort sentiment de culpabilité n’arrangeait pas les choses : “Je ne vais pas encore dépenser tout ça pour une nouvelle montre alors que j’en ai déjà autant ! Et puis d’ailleurs je suis un peu fauché ces temps ci ! Il y a quand même des choses plus importantes, non de non !·“

Le jour fut long et la nuit bien encore plus, fallait-il pour paraître raisonnable s’orienter vers les “vintages“
Tout élan de tempérance se voyait aussitôt barré d’une opposition valable (du moins tant qu’Onésime considérait que la “mauvaise foi” était un élément moteur déterminant pour une motivation efficace)
Le matin suivant, Onésime n’en pouvait plus d’efforts et la simple constatation que cette belle montre toute simple, objet de son tourment, posséda un mouvement particulier emporta la conviction et rangea du même coup au placard toutes les plus dures résistances. C’est elle et pas une autre qu’il lui fallait et le plus vite possible. Ce serait, bien évidemment, la dernière, promis, juré.

Ainsi, fort d’un sentiment de bonne conscience raisonnée et parfaitement calculée, le cœur battant néanmoins à un rythme exceptionnellement élevé, Onésime se dirigea vers la meilleure vitrine de ce quartier si réputé pour ses boutiques de luxe et fut prompt à repérer SA montre.

L’achat ne fut qu’une formalité et quand il se retrouva seul devant l’écrin de velours de soie mettant en valeur la sublime pièce d’horlogerie, il sentit aussitôt la crise se dénouer. Un calme olympien s’installait en lui. L’attaque était passée. Seul, peut-être, un soupçon de culpabilité résistait mais ne suffisait pas, en tous les cas, à gàcher le moment.
La montre brillait élégamment à son poignet fin et le soir même il partagea sa joie avec ses amis, sûr d’avoir accompli, pour la dernière fois, une folie raisonnable.
Ce matin là, Onésime se leva tôt.


Cordialement vôtre,
TempusFugit (10 mai 2001) - pour La Passion des Montres



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